C’est à l’occasion de la guerre d’Irak de 2003
qu’ils ont contribué à lancer que les néoconservateurs américains ont attiré
l’attention du monde et sont devenus partie intégrante du paysage des relations
internationales. Pourtant, ils étaient apparus longtemps auparavant sur la
scène politique américaine. Leur histoire remonte à la guerre froide, et elle
passablement complexe. D’abord actifs sur les questions de politique
intérieure, les néoconservateurs se sont tournés vers les questions de
politique étrangère dans les années 1970 et surtout 1980. Parce qu’ils
continuent à jouer un rôle important dans le débat américain, et conservent
notamment une influence appréciable au sein du parti républicain, c’est une
histoire en trois temps qu’il convient de comprendre.
Au départ, dans
les années 1960, les néoconservateurs sont de banals « libéraux de guerre
froide », c'est-à-dire des activistes et intellectuels qui appartiennent
au consensus libéral (au sens américain, donc de gauche), et fortement anticommunistes
– certains ayant même flirté avec le trotskisme dans leur jeunesse. Ils n’ont
alors rien de commun avec le mouvement conservateur américain moderne, né en
1955 autour de William Buckley et du journal National
Review, qui commence à animer le parti républicain (rejet de l’intervention
étatique, mise en avant de la responsabilité individuelle et des valeurs
morales). À ce moment, les futurs néoconservateurs voient ce mouvement comme
une excentricité étrangère à leur univers politique: enfants de la crise des
années 1930 et du New Deal, ils considèrent que l’Etat fédéral a un rôle
important à jouer dans l’économie et la société.
Ce qui va les faire
évoluer, c’est le grand chambardement des années 1960 et le tournant à gauche
de l’idéologie libérale : la révolte étudiante, les émeutes urbaines, le
nationalisme noir qui remplace la lutte pour les droits civiques (qu’ils ont
soutenue). Les néoconservateurs se distinguent en rejetant la direction que les
autres libéraux veulent faire prendre au libéralisme, à savoir, d’une part, le
remplacement des thèmes traditionnels de progrès social concret par les
nouvelles questions d’identité (orientation sexuelle et libération des mœurs,
minorités, quotas et discrimination positive, usage des drogues, etc.), d’autre
part l’utilisation de l’État fédéral non plus pour promouvoir ce progrès social
à la façon du New Deal mais pour abolir la pauvreté et faire advenir l’égalité
coûte que coûte par de vastes programmes utopiques – bref, l’ingénierie
sociale.
Ceux qui, au tournant
des années 1960 et 1970, sont stigmatisés par leurs pairs comme étant de
«nouveaux conservateurs», des « néoconservateurs », sont des
intellectuels de centre gauche, pour la plupart sociologues et politologues
new-yorkais (Irving Kristol, Nathan Glazer, Daniel Bell, Seymour Martin Lipset,
Pat Moynihan, Norman Podhoretz, etc.), notamment autour de la revue The Public Interest. C’est
alors le premier âge du mouvement néoconservateur. Ces intellectuels ne
rejettent pas l’État providence par principe comme le font les conservateurs,
mais mettent en avant la nécessité de la prudence dans les politiques sociales.
Ils pointent par exemple la loi des conséquences inattendues des politiques
publiques, selon laquelle les effets non anticipés et indésirables des
programmes sociaux sont plus importants que leurs effets recherchés – par
exemple les allocations données aux mères célibataires pauvres deviennent un
outil d’émancipation précoce des adolescentes vis-à-vis de leur famille et
aggravent le problème de la précarité au lieu de le régler.
Tandis que ces
néoconservateurs originaux évoluent progressivement vers la droite (eux
rétorquent que c’est le libéralisme qui dérive vers la gauche), un deuxième âge
du mouvement apparaît. Celui-ci se développe non plus dans des cercles
intellectuels new-yorkais, mais à Washington, chez les activistes démocrates
qui réagissent à la prise du pouvoir au sein du parti par la Nouvelle Gauche ,
avec la nomination de George McGovern comme candidat en 1972. Le parti se
déchire entre une «aile McGovern», aux tendances gauchistes et isolationnistes,
qui semble ne s’intéresser qu’aux minorités (Noirs, Latinos, femmes, jeunes…)
et une aile centriste, qui tient à maintenir le lien traditionnel avec la classe
ouvrière blanche (la majorité silencieuse), et dont le héros est le sénateur
Henry Scoop Jackson. Ces «Scoop Jackson Democrats», ou néoconservateurs du
deuxième âge, refusent la gauchisation de leur parti, sa tentation
isolationniste, et la politique de détente avec l’URSS qui l’accompagne, et
prêchent un retour à la tradition de Franklin Roosevelt, et surtout Harry
Truman ou John Kennedy : progrès social concret à l’intérieur, anticommunisme
musclé à l’extérieur.
Peu à peu, c’est
ce dernier aspect qui va prendre la place la plus importante dans le mouvement,
à mesure notamment que l’Amérique semble décliner et l’URSS s’enhardir, dans la
deuxième moitié des années 1970. Les néoconservateurs attaquent sans relâche
tous ceux qui prêchent une politique d’accommodation et de détente avec l’URSS,
stigmatisant leur manque de foi dans les Etats-Unis, et alertent l’Amérique sur
le danger croissant qui la menace, réclamant une hausse du budget militaire
ainsi que la fin des accords de limitation des armements nucléaires. La mission
de l’Amérique, disent-ils, est de défendre les démocraties (notamment Israël),
ou les régimes alliés qui, sans être démocratiques, contribuent à la lutte
contre le totalitarisme soviétique (Taiwan, Corée du Sud, Turquie, etc.). Et
pour vaincre l’URSS, il ne faut pas négocier, encore moins marchander, puisque
cela n’aboutit qu’à légitimer «l’empire du mal» aux yeux du monde et à
prolonger son existence – par des transferts de technologies, des ventes de
céréales, etc. – mais adopter au contraire une attitude dure, visant à
accentuer les contradictions du régime afin de le changer. Cette idée de
changement de régime, plutôt que d’accommodation, sera reprise par les
néoconservateurs des années 1990 et 2000 pour les petits «empires du mal» (Irak,
Iran, Corée du Nord, etc.).
Ces néoconservateurs
du deuxième âge finissent par désespérer du Parti démocrate : ils avaient cru
que le président Jimmy Carter (1977 – 1981) serait leur homme, mais celui-ci se
révèle bien trop mou face à l’URSS et, au cours de l’été 1980, la plupart
d’entre eux se rallient à Ronald Reagan, à qui ils vont fournir son inspiration
idéologique – les freedom
fighters (combattants de la
liberté) de la doctrine Reagan en Amérique centrale ou en Afghanistan,
« l’empire du mal », la création du National Endowment for Democracy
visant à soutenir les processus de démocratisation à l’étranger, etc. Les
démocrates Jeane Kirkpatrick, Richard Perle, Elliott Abrams, Max Kampelman,
Carl Gershman et bien d’autres y travaillent. Les démocrates néoconservateurs
sont enfin au pouvoir, mais, ironie de l’histoire, pour servir un président
républicain! Du reste, une certaine convergence s’observe entre les
néoconservateurs du premier âge, ceux du deuxième âge (autour de la revueCommentary notamment), et le mouvement
conservateur dans son ensemble – même si chacun conserve son identité
idéologique.
Quant aux
néoconservateurs contemporains, ceux du troisième âge, ils sont les héritiers
directs du deuxième âge. Après une traversée du désert consécutive à la chute
du mur de Berlin, et plusieurs avis de décès prématurés au milieu des années
1990, un nouvel avatar du néoconservatisme apparaît à partir de 1995 autour de
l’hebdomadaire The Weekly
Standard, cette fois clairement à droite, côté républicain, et presque
exclusivement centré sur la politique étrangère. Les néoconservateurs des
années 1990 à 2012 veulent une Amérique interventionniste, de façon unilatérale
s’il le faut, qui façonne le système international plutôt que de laisser
d’autres forces, éventuellement malveillantes, le faire, une Amérique qui
favorise la démocratie contre la tyrannie, certes pour des raisons morales,
mais aussi parce que c’est le seul régime qui assure la paix et la sécurité sur
le long terme (les démocraties ne se font pas la guerre entre elles). Pour
cela, l’Amérique doit rester forte militairement : dans leur vision du
monde, le hard power reste la clé des relations
internationales, et l’Amérique ne doit pas laisser s’éroder sa marge de
supériorité, ni contre la Chine ,
ni contre d’autres puissances.
Ce «wilsonisme botté» (selon l’expression de Pierre Hassner)
trouve une partie de son inspiration dans l’exceptionnalisme américain et
l’esprit patriotique et missionnaire. En ce sens, les néoconservateurs du
troisième âge – de Robert Kagan à William Kristol (fils d’Irving), de Paul
Wolfowitz à Doug Feith, Max Boot et Elliott Abrams – n’ont rien de très
« conservateur » et se placent aux antipodes à la fois de la prudence
pragmatique des autres républicains, ceux de l’école réaliste (Richard Nixon et
Henry Kissinger, George Bush père et ses conseillers Brent Scowcroft et James
Baker, Colin Powell, etc.) et du scepticisme des néoconservateurs originaux,
les intellectuels new-yorkais, à l’égard des grands schémas politiques volontaristes.
C’est ce que démontre évidemment leur campagne en faveur d’une intervention en
Irak, après les attentats du 11 septembre 2001 qui offrent un contexte
politique propice à leur vision. Leur influence est l’un des facteurs qui ont
pesé dans la décision de G.W. Bush en 2003, même si les néoconservateurs, en
impérialistes assumés, bien décidés à réussir la stabilisation de l’Irak, ont
constamment réclamé plus de moyens en soldats et en matériel, s’opposant en
ceci à Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense.
Ce qui leur permet
d’ailleurs de dégager leur responsabilité. Alors que nombre d’observateurs ont
pronostiqué la fin du néoconservatisme en raison du fiasco irakien, les
néoconservateurs demeurent très présents dans le débat à Washington. Bien sûr,
ils n’ont aucune influence sur l’Administration de Barack Obama. Mais ils
constituent la principale force de politique étrangère au sein du parti
républicain, à tel point que les courants de pensée concurrents – le réalisme
et l’isolationnisme – semblent avoir disparu. L’entourage et le programme du
candidat John McCain, en 2008, étaient essentiellement néoconservateurs, et il
en va de même de ceux du candidat Mitt Romney en 2012. Celui-ci a promis une
augmentation du budget de la défense malgré l’ampleur du déficit, et a adopté
une ligne dure vis-à-vis de la
Russie et de la
Chine , accusant Obama de s’être excusé de par le monde pour
la puissance américaine.
Les néoconservateurs
jouent par ailleurs un rôle notable dans le débat de politique étrangère de
Washington, au-delà des cercles républicains. Ainsi au moment du
« printemps de Téhéran » en juin 2010, puis surtout du printemps
arabe en 2011, plusieurs d’entre eux (Robert Kagan, Elliott Abrams, Paul
Wolfowitz notamment) ont été les premiers à appeler à un soutien aux
soulèvements démocratiques du Moyen-Orient. Ce n’était d’ailleurs pas une
affaire entendue, compte tenu des liens de certains d’entre eux avec les
Israéliens, lesquels ont été très méfiants, et pour l’essentiel hostiles, au
printemps arabe. Mais l’idée selon laquelle, sur le long terme, l’Amérique
pourrait bénéficier de la démocratisation de la région a pris le dessus, et
leurs appels à une action résolue en Egypte ou en Libye ont été largement
entendus.
Certes, le monde
semble se prêter de moins en moins à l’approche néoconservatrice. Contrairement
aux années 1990 et 2000, le poids relatif des Etats-Unis décline par rapport
aux puissances émergentes, et l’Amérique souffre de plusieurs maux sérieux,
notamment son endettement. Pourtant, il ne faut pas s’attendre à une
disparition du mouvement. De par sa nature cyclique, le rapport de l’Amérique
au monde repassera un jour ou l’autre par une phase d’extraversion,
d’affirmation et d’interventionnisme. Ce jour-là, les néoconservateurs
redeviendront influents et pèseront sur le destin des États-Unis et celui du
monde comme ils l’ont fait au début des années 1980 et au début des années
2000. Car si l’idéologie néoconservatrice est historiquement datée, elle
exprime aussi des courants profonds de l’âme américaine – exceptionnalisme,
wilsonisme, nationalisme – et s’appuie sur une infrastructure – des hommes, des
revues, des institutions – qui ne sont pas prêts de disparaître.
Sources : Brookings
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