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jeudi 12 décembre 2013

Etats-Unis : Qui sont les néoconservateurs?

C’est à l’occasion de la guerre d’Irak de 2003 qu’ils ont contribué à lancer que les néoconservateurs américains ont attiré l’attention du monde et sont devenus partie intégrante du paysage des relations internationales. Pourtant, ils étaient apparus longtemps auparavant sur la scène politique américaine. Leur histoire remonte à la guerre froide, et elle passablement complexe. D’abord actifs sur les questions de politique intérieure, les néoconservateurs se sont tournés vers les questions de politique étrangère dans les années 1970 et surtout 1980. Parce qu’ils continuent à jouer un rôle important dans le débat américain, et conservent notamment une influence appréciable au sein du parti républicain, c’est une histoire en trois temps qu’il convient de comprendre.
 Au départ, dans les années 1960, les néoconservateurs sont de banals « libéraux de guerre froide », c'est-à-dire des activistes et intellectuels qui appartiennent au consensus libéral (au sens américain, donc de gauche), et fortement anticommunistes – certains ayant même flirté avec le trotskisme dans leur jeunesse. Ils n’ont alors rien de commun avec le mouvement conservateur américain moderne, né en 1955 autour de William Buckley et du journal National Review, qui commence à animer le parti républicain (rejet de l’intervention étatique, mise en avant de la responsabilité individuelle et des valeurs morales). À ce moment, les futurs néoconservateurs voient ce mouvement comme une excentricité étrangère à leur univers politique: enfants de la crise des années 1930 et du New Deal, ils considèrent que l’Etat fédéral a un rôle important à jouer dans l’économie et la société.
Ce qui va les faire évoluer, c’est le grand chambardement des années 1960 et le tournant à gauche de l’idéologie libérale : la révolte étudiante, les émeutes urbaines, le nationalisme noir qui remplace la lutte pour les droits civiques (qu’ils ont soutenue). Les néoconservateurs se distinguent en rejetant la direction que les autres libéraux veulent faire prendre au libéralisme, à savoir, d’une part, le remplacement des thèmes traditionnels de progrès social concret par les nouvelles questions d’identité (orientation sexuelle et libération des mœurs, minorités, quotas et discrimination positive, usage des drogues, etc.), d’autre part l’utilisation de l’État fédéral non plus pour promouvoir ce progrès social à la façon du New Deal mais pour abolir la pauvreté et faire advenir l’égalité coûte que coûte par de vastes programmes utopiques – bref, l’ingénierie sociale.

Ceux qui, au tournant des années 1960 et 1970, sont stigmatisés par leurs pairs comme étant de «nouveaux conservateurs», des « néoconservateurs »,  sont des intellectuels de centre gauche, pour la plupart sociologues et politologues new-yorkais (Irving Kristol, Nathan Glazer, Daniel Bell, Seymour Martin Lipset, Pat Moynihan, Norman Podhoretz, etc.), notamment autour de la revue The Public Interest. C’est alors le premier âge du mouvement néoconservateur. Ces intellectuels ne rejettent pas l’État providence par principe comme le font les conservateurs, mais mettent en avant la nécessité de la prudence dans les politiques sociales. Ils pointent par exemple la loi des conséquences inattendues des politiques publiques, selon laquelle les effets non anticipés et indésirables des programmes sociaux sont plus importants que leurs effets recherchés – par exemple les allocations données aux mères célibataires pauvres deviennent un outil d’émancipation précoce des adolescentes vis-à-vis de leur famille et aggravent le problème de la précarité au lieu de le régler.
Tandis que ces néoconservateurs originaux évoluent progressivement vers la droite (eux rétorquent que c’est le libéralisme qui dérive vers la gauche), un deuxième âge du mouvement apparaît. Celui-ci se développe non plus dans des cercles intellectuels new-yorkais, mais à Washington, chez les activistes démocrates qui réagissent à la prise du pouvoir au sein du parti par la Nouvelle Gauche, avec la nomination de George McGovern comme candidat en 1972. Le parti se déchire entre une «aile McGovern», aux tendances gauchistes et isolationnistes, qui semble ne s’intéresser qu’aux minorités (Noirs, Latinos, femmes, jeunes…) et une aile centriste, qui tient à maintenir le lien traditionnel avec la classe ouvrière blanche (la majorité silencieuse), et dont le héros est le sénateur Henry Scoop Jackson. Ces «Scoop Jackson Democrats», ou néoconservateurs du deuxième âge, refusent la gauchisation de leur parti, sa tentation isolationniste, et la politique de détente avec l’URSS qui l’accompagne, et prêchent un retour à la tradition de Franklin Roosevelt, et surtout Harry Truman ou John Kennedy : progrès social concret à l’intérieur, anticommunisme musclé à l’extérieur.
 Peu à peu, c’est ce dernier aspect qui va prendre la place la plus importante dans le mouvement, à mesure notamment que l’Amérique semble décliner et l’URSS s’enhardir, dans la deuxième moitié des années 1970. Les néoconservateurs attaquent sans relâche tous ceux qui prêchent une politique d’accommodation et de détente avec l’URSS, stigmatisant leur manque de foi dans les Etats-Unis, et alertent l’Amérique sur le danger croissant qui la menace, réclamant une hausse du budget militaire ainsi que la fin des accords de limitation des armements nucléaires. La mission de l’Amérique, disent-ils, est de défendre les démocraties (notamment Israël), ou les régimes alliés qui, sans être démocratiques, contribuent à la lutte contre le totalitarisme soviétique (Taiwan, Corée du Sud, Turquie, etc.). Et pour vaincre l’URSS, il ne faut pas négocier, encore moins marchander, puisque cela n’aboutit qu’à légitimer «l’empire du mal» aux yeux du monde et à prolonger son existence – par des transferts de technologies, des ventes de céréales, etc. – mais adopter au contraire une attitude dure, visant à accentuer les contradictions du régime afin de le changer. Cette idée de changement de régime, plutôt que d’accommodation, sera reprise par les néoconservateurs des années 1990 et 2000 pour les petits «empires du mal» (Irak, Iran, Corée du Nord, etc.).
Ces néoconservateurs du deuxième âge finissent par désespérer du Parti démocrate : ils avaient cru que le président Jimmy Carter (1977 – 1981) serait leur homme, mais celui-ci se révèle bien trop mou face à l’URSS et, au cours de l’été 1980, la plupart d’entre eux se rallient à Ronald Reagan, à qui ils vont fournir son inspiration idéologique – les freedom fighters (combattants de la liberté) de la doctrine Reagan en Amérique centrale ou en Afghanistan, « l’empire du mal », la création du National Endowment for Democracy visant à soutenir les processus de démocratisation à l’étranger, etc. Les démocrates Jeane Kirkpatrick, Richard Perle, Elliott Abrams, Max Kampelman, Carl Gershman et bien d’autres y travaillent. Les démocrates néoconservateurs sont enfin au pouvoir, mais, ironie de l’histoire, pour servir un président républicain! Du reste, une certaine convergence s’observe entre les néoconservateurs du premier âge, ceux du deuxième âge (autour de la revueCommentary notamment), et le mouvement conservateur dans son ensemble – même si chacun conserve son identité idéologique.
 Quant aux néoconservateurs contemporains, ceux du troisième âge, ils sont les héritiers directs du deuxième âge. Après une traversée du désert consécutive à la chute du mur de Berlin, et plusieurs avis de décès prématurés au milieu des années 1990, un nouvel avatar du néoconservatisme apparaît à partir de 1995 autour de l’hebdomadaire The Weekly Standard, cette fois clairement à droite, côté républicain, et presque exclusivement centré sur la politique étrangère. Les néoconservateurs des années 1990 à 2012 veulent une Amérique interventionniste, de façon unilatérale s’il le faut, qui façonne le système international plutôt que de laisser d’autres forces, éventuellement malveillantes, le faire, une Amérique qui favorise la démocratie contre la tyrannie, certes pour des raisons morales, mais aussi parce que c’est le seul régime qui assure la paix et la sécurité sur le long terme (les démocraties ne se font pas la guerre entre elles). Pour cela, l’Amérique doit rester forte militairement : dans leur vision du monde, le hard power reste la clé des relations internationales, et l’Amérique ne doit pas laisser s’éroder sa marge de supériorité, ni contre la Chine, ni contre d’autres puissances. 
Ce «wilsonisme botté» (selon l’expression de Pierre Hassner) trouve une partie de son inspiration dans l’exceptionnalisme américain et l’esprit patriotique et missionnaire. En ce sens, les néoconservateurs du troisième âge – de Robert Kagan à William Kristol (fils d’Irving), de Paul Wolfowitz à Doug Feith, Max Boot et Elliott Abrams – n’ont rien de très « conservateur » et se placent aux antipodes à la fois de la prudence pragmatique des autres républicains, ceux de l’école réaliste (Richard Nixon et Henry Kissinger, George Bush père et ses conseillers Brent Scowcroft et James Baker, Colin Powell, etc.) et du scepticisme des néoconservateurs originaux, les intellectuels new-yorkais, à l’égard des grands schémas politiques volontaristes. C’est ce que démontre évidemment leur campagne en faveur d’une intervention en Irak, après les attentats du 11 septembre 2001 qui offrent un contexte politique propice à leur vision. Leur influence est l’un des facteurs qui ont pesé dans la décision de G.W. Bush en 2003, même si les néoconservateurs, en impérialistes assumés, bien décidés à réussir la stabilisation de l’Irak, ont constamment réclamé plus de moyens en soldats et en matériel, s’opposant en ceci à Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense.
Ce qui leur permet d’ailleurs de dégager leur responsabilité. Alors que nombre d’observateurs ont pronostiqué la fin du néoconservatisme en raison du fiasco irakien, les néoconservateurs demeurent très présents dans le débat à Washington. Bien sûr, ils n’ont aucune influence sur l’Administration de Barack Obama. Mais ils constituent la principale force de politique étrangère au sein du parti républicain, à tel point que les courants de pensée concurrents – le réalisme et l’isolationnisme – semblent avoir disparu. L’entourage et le programme du candidat John McCain, en 2008, étaient essentiellement néoconservateurs, et il en va de même de ceux du candidat Mitt Romney en 2012. Celui-ci a promis une augmentation du budget de la défense malgré l’ampleur du déficit, et a adopté une ligne dure vis-à-vis de la Russie et de la Chine, accusant Obama de s’être excusé de par le monde pour la puissance américaine.
Les néoconservateurs jouent par ailleurs un rôle notable dans le débat de politique étrangère de Washington, au-delà des cercles républicains. Ainsi au moment du « printemps de Téhéran » en juin 2010, puis surtout du printemps arabe en 2011, plusieurs d’entre eux (Robert Kagan, Elliott Abrams, Paul Wolfowitz notamment) ont été les premiers à appeler à un soutien aux soulèvements démocratiques du Moyen-Orient. Ce n’était d’ailleurs pas une affaire entendue, compte tenu des liens de certains d’entre eux avec les Israéliens, lesquels ont été très méfiants, et pour l’essentiel hostiles, au printemps arabe. Mais l’idée selon laquelle, sur le long terme, l’Amérique pourrait bénéficier de la démocratisation de la région a pris le dessus, et leurs appels à une action résolue en Egypte ou en Libye ont été largement entendus.
Certes, le monde semble se prêter de moins en moins à l’approche néoconservatrice. Contrairement aux années 1990 et 2000, le poids relatif des Etats-Unis décline par rapport aux puissances émergentes, et l’Amérique souffre de plusieurs maux sérieux, notamment son endettement. Pourtant, il ne faut pas s’attendre à une disparition du mouvement. De par sa nature cyclique, le rapport de l’Amérique au monde repassera un jour ou l’autre par une phase d’extraversion, d’affirmation et d’interventionnisme. Ce jour-là, les néoconservateurs redeviendront influents et pèseront sur le destin des États-Unis et celui du monde comme ils l’ont fait au début des années 1980 et au début des années 2000. Car si l’idéologie néoconservatrice est historiquement datée, elle exprime aussi des courants profonds de l’âme américaine – exceptionnalisme, wilsonisme, nationalisme – et s’appuie sur une infrastructure – des hommes, des revues, des institutions – qui ne sont pas prêts de disparaître.


Sources : Brookings

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