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jeudi 23 janvier 2014

Ces pays émergents qui font basculer le monde


Les économies de la Chine, de l’Inde, du Brésil et de bien d’autres pays vus autrefois
 comme sous-développés s’imposent aujourd’hui comme les grandes gagnantes
 de la mondialisation. Petite radiographie de ces pays émergents…

Qu'est-ce que l'émergence ?

• Un phénomène déjà ancien
Ce concept d’émergence s’impose dans l’actualité autant économique que géopolitique ou médiatique ; il traduit tout d’abord un malaise voire une crainte des pays dominant l’ordre mondial de voir leurleadership bousculé. Mais il est plus ancien qu’on le croit généralement : la Grande-Bretagne de la fin du XIXe siècle qui, redoutant l’affirmation – l’émergence – de l’Allemagne (Ernest Edwin Williams, Made in Germany, 1896), se résout à l’Entente cordiale (1904) puis à la Première Guerre mondiale, offre un exemple précoce de ce malaise. Chaque époque a ses émergents.
•  Une définition assez imprécise
Il est peu aisé de cerner ce qu’est l’émergence. Le politologue Christophe Jaffrelot définit plusieurs critères : une croissance économique forte et durable dans un pays pauvre, un État stable et interventionniste, un désir de participer aux affaires du monde. Le décollage économique repose sur ce que l’historien Claude Chancel identifie comme les cinq « E » (État, éducation, entreprise, épargne, exportation). Ces pays opèrent un rattrapage économique en misant sur de faibles salaires associés à de longues journées de travail dans des secteurs économiques à forte intensité de main-d’œuvre. Ils usent et abusent d’une monnaie sous-évaluée leur permettant d’être plus offensifs à l’exportation. Cette insertion dans la mondialisation leur permet d’accumuler des réserves de change et de faire évoluer la division internationale du travail à leur profit.


Les réformes internes sont importantes : une réforme agraire qui libère la main-d’œuvre pour les besoins de l’industrialisation, une épargne nationale qui finance cet effort, un nationalisme économique qui soude un peuple derrière un pouvoir étatique fort.

Pour définir l’émergence, la sphère financière se réfère à la capitalisation boursière, aux conditions macroéconomiques, à la taille du marché et de ses entreprises, au PIB per capitades pays concernés. Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) retient la croissance des agrégats économiques et la présence de politiques d’ouverture commerciale.
•  Tigres et dragons d'Asie
La mise en perspective historique permet de mieux appréhender la période que nous vivons. Lors des années 1960, l’émergence du Japon malmène la toute-puissance américaine. La décennie suivante est celle des « dragons » d’Asie : Corée du Sud, Taïwan, Hongkong, Singapour. Leur insertion dans l’économie mondiale est concomitante de la crise-mutation des années 1970 que vivent les pays de l’OCDE*. Cette image des dragons, puis des « tigres » d’Asie est révélatrice du caractère agressif de leur participation active à l’économie mondiale et de la peur suscitée dans les pays développés. C’est le temps de la crise, des délocalisations vers ces pays dynamiques qui progressivement aspirent les emplois peu qualifiés des pays riches et développés. Ainsi, les emplois textiles, de la sidérurgie, de la construction ou de la réparation navale – pour ne citer qu’eux – migrent vers ces pays. Le « miracle asiatique » se construit sur une industrialisation tournée vers l’exportation (avec pour revers la faiblesse de leur marché intérieur) et sur une désindustrialisation occidentale.

En 1981, le financier Antoine van Agtmael distingue des « marchés émergents » dans les pays en développement où le placement de capitaux semble particulièrement attractif. Ce terme est repris par les institutions internationales au cours de la même décennie pour désigner les pays où l’industrialisation est particulièrement rapide. Faut-il avoir peur des émergents ?


Les nouveaux émergents

•  Les Bric, conquistadores de la mondialisation
Les Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine) ont été définis comme les marchés les plus prometteurs de la planète par Jim O’Neill, économiste à Goldman Sachs, en 2001.

Ces quatre pays sont le moteur de la croissance économique mondiale, dont ils représentent 50 % entre 2000 et 2008 ; la Chine arbore depuis plus de dix ans une croissance insolente à deux chiffres et détient le 2e PIB mondial depuis 2011 ! J. O’Neill estime qu’ils représenteront 40 % de la croissance économique mondiale vers 2025. Leurs atouts ? Tous quatre sont des pays-continents. La Chine est un « exportateur manufacturier hypercompétitif » (Alan Beattie, du Financial Times). L’Inde se spécialise dans les services informatiques. Le Brésil est un agroexportateur redoutable. La Russie mise sur ses atouts énergétiques.

Les entreprises des Bric, nouveaux conquistadores de la mondialisation, se lancent à l’assaut du monde. Le Boston Consulting Group (BCG) identifie en 2007 les nouveaux champions : sur les 100 « challengers », 41 sont des entreprises chinoises, 20 indiennes, 13 brésiliennes et 7 russes, pour un total de 81 ! Cette classe d’entrepreneurs est incarnée par le Brésilien Jorge Gerdau, symbole des nouveaux maîtres de forges ; le Russe Oleg Deripaska, oligarque à la tête du géant de l’aluminium Rusal ; Kiran Mazumdar-Shaw, dirigeante du fleuron des biotechnologies Biocon India ; et Wang Chuanfu qui, avec BYD Auto, se lance sur le segment des véhicules électriques.

Le monde émergent peut-il se réduire aux Bric ? Il apparaît progressivement que d’autres pays accèdent à l’émergence.
•  Les locomotives du deuxième cercle
Le N11, ou groupe des 11 suivants, est repéré par J. O’Neil en 2008 : lndonésie, Mexique, Turquie, Nigeria, Philippines, Iran, Arabie Saoudite, Afrique du Sud, Thaïlande, Viêtnam et Venezuela.

Le E7 – les Bric + Mexique + Indonésie + Turquie – sont les pays dont le PIB total devrait dépasser avant 2020 celui du G7, selon une étude du cabinet Pricewaterhousecoopers (janvier 2010).

L’Afrique du Sud est admise au sein des Bric fin 2010. Les Bric’s donc, enrichis du « s » de South Africa. Premier pays africain à organiser la Coupe du monde de football en 2010, poumon économique de l’Afrique australe, puissance diplomatique du continent… L’Afrique du Sud est un pays prometteur malgré de nombreux maux : chômage élevé, violence structurelle, difficultés économiques, flagrantes inégalités sociales…

Le Mexique aurait pu faire de même dans un Bricsam, sam comme South Africa Mexico… Mais le jaguar du continent latino-américain opte pour l’Amérique du Nord en intégrant l’Alena* en 1994. Ses champions comme Cemex (ciment) ou Pemex (pétrole), ses milliardaires comme Carlos Slim (le magazine Forbes le reconnaît comme l’homme le plus riche du monde), son appartenance à l’OCDE, la candidature crédible d’Augustin Carstens à la présidence du FMI*… Tous ces faits démontrent son potentiel. Le pays semble pourtant trop dépendant de la manne pétrolière, de Washington, et des cartels de la drogue qui contrôlent une bonne partie du Nord du pays.

La Turquie, liée à la CEE depuis 1963, membre de l’Union douanière depuis 1995, est candidate à l’entrée dans l’Union européenne. Elle fait preuve d’une stabilité politique qui la pose en modèle pour ses voisins musulmans. Sa croissance économique dépasse les 7 % entre 2002 et 2007 alors qu’elle bénéficie d’une population jeune et dynamique. Si ses fragilités internes sont nombreuses, son économie se relève de la crise dès la fin 2009.
•  Les candidats du futur proche
L’Indonésie a l’un des potentiels le plus prometteur de cette catégorie. Pays agricole (grumes, riz, huile de palme…), elle s’est dotée d’une industrie et reprend le modèle est-asiatique. Elle bénéficie aujourd’hui d’une croissance économique de plus de 3 % et d’une population jeune et nombreuse.

Le Nigeria, géant démographique (174 millions), est fort de sa manne pétrolière et de sa présence sur la scène diplomatique africaine. Il est pourtant déchiré par une violence endémique, des tensions centrifuges très fortes et des affrontements communautaires réguliers.

Les Philippines jouent du bas coût de leur main-d’œuvre, sont un pivot de l’industrie textile et brillent par la recherche agronomique (pour le riz), mais sa vulnérabilité aux différents aléas naturels révèle le mal-développement.

La thaïlande bénéficie d’une économie dynamique (15,3 % de croissance annuelle au dernier trimestre 2009), mais les tensions politiques actuelles la freinent.

Le Viêtnam tourne la page de son passé communiste, s’ouvre et s’intègre à l’Asean, ce qui lui permet de bénéficier d’une forte croissance économique, de développer ses exportations (textile, pétrole, riz…) et d’attirer les investisseurs internationaux.

Dans le monde arabo-musulman, la Tunisie et l’Égypte ont été qualifiées d’émergentes mais le « printemps arabe » de 2011 se traduit par une déstabilisation et une récession économique poussant Le Caire et Tunis à demander une aide financière à la communauté internationale. Ceci dit, la Coupe du monde de football de 2018 se jouera au Qatar, dont un fonds d’investissement est venu au secours du PSG quand les Émirats arabes unis investissent dans le club d’Arsenal… La manne pétrolière rebat les cartes.


Une remise en cause partielle de l'ordre établi

Ces challengers ont déjà acquis des positions enviables à l’échelle internationale : Gazprom dont l’Union européenne se méfie après les coupures de gaz des hivers précédents, le géant brésilien Vale en situation oligopolistique sur le marché des minerais, China Mobil qui est depuis près de cinq ans le premier opérateur mondial de télécommunications, ou l’Indien Tata Motors qui rachète en 2008 Jaguar et Land Rover quand Tata Tea rachète Tetley. Que dire du Pirée dont un embarcadère est concédé pour trente-cinq ans au Chinois Cosco ?

Le discours médiatique est connu : le Sud se paie le Nord ! L’expert François Heisbourg nomme les émergents les « vainqueurs » de la crise quand l’Europe et le Japon en sont les « éclopés ». La mondialisation, une occasion de revanche pour ce que le politologue Fareed Zakaria qualifie de « reste » du monde ? En 1990, les échanges Nord-Nord représentaient 58 % du commerce mondial, ils sont tombés à 41 % en 2008. La crise accélère le processus de rattrapage initié avec la mondialisation.

L’OCDE publie en 2010 un rapport intitulé Le Grand Basculement de la richesse, le FMI se réforme et redistribue des droits de vote à la Chine, à la Corée du Sud, au Mexique et à la Turquie, au détriment des Européens. Le G8 s’efface derrière le G20, où l’influence des pays développés se dilue au profit des pays émergents. Ceux-ci s’organisent à travers l’Organisation de coopération de Shanghai qui réunit la Chine, la Russie et l’Inde pour gérer l’Asie centrale…, dont on perçoit le caractère stratégique dans un « monde de ressources rares » (Érik Orsenna, analyste). La Chine s’intéresse déjà de près au continent le plus riche en ressources pour former une Chinafrique dont elle déloge les anciennes puissances coloniales. Les émergents multiplient les réunions pour peser sur la gestion des affaires du monde. En 2010, le Brésil et la Turquie essaient de résoudre l’épineux dossier du nucléaire iranien : c’est une première qui met en relief l’échec de la suprématie politique de l’Occident dans les règlements de conflits. Le Sud peut-il se passer du Nord ?
La croissance insolente des pays du Sud n’est pas sans faille. Elle avive les tensions sociales de pays très inégalitaires comme le Brésil et fait apparaître des clivages longtemps atténués sous l’ère communiste en Russie ou en Chine. Celle-ci sera probablement vieille avant d’être riche… Les émergents doivent rééquilibrer leur croissance pour la pérenniser, la recentrer sur leur marché intérieur.

Les Bric forment une association qui est certes un levier d’affirmation sur la scène internationale, mais reste trop hétéroclite pour former une alliance. Les antagonismes sont forts entre Pékin et New Delhi – les deux géants asiatiques rivaux – ou entre Pékin et Moscou quand, dans une Sibérie riche en matières premières et énergétiques, 7 millions de Russes font face à 70 millions de Chinois qui en sont dépourvus !

Les pays émergents ne sont pas à la direction du monde. En janvier 2009, le politologue Zbigniew Brzezinski popularise l’idée d’un G2 sino-américain, une Chinamérique. Ce serait une alliance entre une cigale et une fourmi, entre une démocratie et une dictature, entre la première puissance du monde d’aujourd’hui et celle de demain… Leurs intérêts ne convergent pas, une chimère donc ?

Cette remise en cause de l’ordre établi ne va pas jusqu’au remplacement du président sortant du FMI par un candidat d’un pays émergent, faute d’accord. Christine Lagarde remplace alors Dominique Strauss-Kahn, mais Zhu Min est nommé directeur général adjoint du Fonds.

MOTS-CLÉS

OCDE


L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est un organisme international d’études économiques, regroupant 34 pays-membres ayant pour point commun d’être gouvernés démocratiquement et de s’inscrire dans une économie de marché.


Alena


L’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) est un traité de 1994, créant une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.


FMI


Le Fonds monétaire international est une institution internationale regroupant 187 pays. Son rôle est d’assurer la stabilité du système monétaire international en prêtant aux pays en grande difficulté financière. Le poste de directeur du FMI est traditionnellement attribué à un Européen, quand celui de directeur de la Banque mondiale revient à un Américain. Cet accord, reflet de l’équilibre mondial de 1944 (date de fondation de l’institution), semble aujourd’hui injuste aux pays émergents.

L'affirmation de la classe moyenne

Début 2011, l’enquête du Pew Research Center révèle que 87 % des Chinois ont confiance en l’avenir, comme 50 % des Brésiliens mais seulement 30 % des Américains et 26 % des Français… L’espoir a changé de camp ! Comment cela est-il possible ?

Il faut y voir le sentiment d’un basculement du Monde. L’Occident est saisi du vertige du déclassement. « La classe moyenne émergente représentera 30 % de la population mondiale dans dix ans et sera le premier marché de la planète », estime un rapport du Boston Consulting Group. C’est ce que comprend Renault dont les ventes se réalisent pour une bonne partie dans les pays émergents : la nouvelle Citroën C5 est dévoilée lors du salon de l’auto de Shanghai en 2011. « Si on n’est pas en Chine, on n’est pas mondial », résume le sinologue André Cheng. Thalès se réjouit de la décision indienne en juillet 2011 de lui confier la modernisation de sa flotte…

Les pays émergents, dont les Bric, sont les grands gagnants de la mondialisation. Ils ont su s’y intégrer grâce une économie tournée vers l’exportation. Ils se sont ainsi enrichis, devenant des puissances financières. Alors que nous connaissons des débats sur la « démondialisation », la mondialisation semble « heureuse » (Alain Minc, analyste) pour les émergents qui récoltent les fruits de leur travail et de leur épargne. Vue du côté occidental, la mondialisation apparaît être une « promesse pervertie » (René Passet, économiste) : nous craignons d’en être les perdants. Les émergents, c’est l’une des nouveautés de cette décennie, commercent d’ailleurs toujours plus entre eux. Ce constat est source d’une nouvelle « grande peur », celle d’un Sud qui lâche le Nord, comme le titre le magazine Enjeux-Les Échos de mars 2011. Le chemin est pourtant encore long et les obstacles nombreux pour que le rattrapage soit complet.

Reste que le monde de 1945 est périmé. Un rééquilibrage s’opère, à nous de tirer profit des nouvelles conditions géoéconomiques et géopolitiques.
Axelle Degans

Axelle Degans

Professeure d’histoire, elle a publié Les Pays émergents : de nouveaux acteurs. Bric’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses, 2011.
Sources : Sciences Humaines


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