Le jour de la colère
Le
jour de la colère. En 2010 et surtout en 2011, se déroulèrent des événements
grandioses dans une partie de notre planète. Un raz-de-marée, expression de la
colère de populations d'ordinaire soumises à leurs dirigeants, déferla sur le
monde arabe. Ces événements m'ont conduit à réfléchir sur la situation des pays
occidentaux qui semblent pour le moment à l'abri de tels séismes. Après tout,
ce sont nos médias qui l'affirment : ne sommes-nous pas en démocratie ? C'est
précisément cette démocratie occidentale que je souhaiterais observer sous un
angle précis : celui des élections des représentants du peuple.
Une question
de mots
Les
termes liés aux phénomènes sociaux (démocratie, capitalisme, communisme,
volonté populaire, etc.) ont un caractère polysémique. Etant donné que la
plupart des locuteurs ne mettent pas la même chose sous les mêmes mots, il
s'ensuit des malentendus, voire une incompréhension totale. Cette dernière est
d'ailleurs largement alimentée par les médias et les politiciens qui, utilisant
le mot "démocratie" à tout propos et de façon intempestive, ont
transformé ce terme en véritable "tarte à la crème". Afin d'éviter
les confusions, je nommerai dans cet article : démocratie parlementaire ou
démocratie tout court, le système politique d'un pays occidental souverain : la
France, l'Allemagne, les Etats-Unis, etc. L'existence de partis politiques, de
représentants élus par les citoyens, d'une constitution ou d'une assemblée
nationale sont des exemples d'éléments constitutifs du système politique en
question. Je souhaite enfin préciser que je considère, dans cet article, la
démocratie comme un objet d'étude et que je ne veux porter sur elle aucun
jugement de valeur.
Démocratie
réelle et démocratie mythique
Dans
les médias, dans les discours des hommes d'Etat occidentaux ou bien dans de
nombreux ouvrages spécialisés, le terme de "démocratie" revêt
toujours une connotation positive. Ce simple fait est à lui seul hautement
significatif d'une utilisation idéologique de ce terme. En effet, peut-on imaginer
un quelconque système politique ne comportant que des qualités ? La démocratie
parlementaire réelle et non point mythique ne fait pas exception à la règle.
Elle recèle certes des qualités (autrement dit, des phénomènes qu'une majorité
de citoyens perçoivent comme positifs) mais aussi des éléments qui jettent le
désarroi dans l'esprit de nos contemporains. Ces éléments constituent en
quelque sorte le « revers de la médaille » de notre système politique. En
effet, beaucoup d'entre nous s'inquiètent de l'importance de phénomènes tels
que les groupes de pression (lobbysme), le train de vie des élus, les liens
entre le monde de la politique et celui des affaires, le financement occulte
des partis, les scandales dans lesquels trempent des politiciens, etc. Ces
quelques exemples suffisent à faire comprendre ce que je veux dire. A mon sens,
ces phénomènes sont les éléments constitutifs d'une démocratie parfaitement
réelle et non point mythique (idéalisée). Comme l'affirme le proverbe : il
n'existe pas de bien sans mal. Selon moi, ces défauts de la démocratie
parlementaire ne sont pas l'effet du hasard mais découlent du fonctionnement du
système au quotidien ; les éradiquer totalement ne dépend point des discours
des journalistes ou des décisions des hommes d'Etat, aussi bien intentionnés
soient-ils. Ces défauts font bon ménage avec d'autres phénomènes qui sont en
revanche perçus comme des qualités par les citoyens. Tel est le cas de
l'élection des représentants du peuple aux plus hauts niveaux de l'Etat (députés,
sénateurs, présidents, etc.) Ce choix des élus est une spécificité de notre
système politique.
Une crise de
confiance
Comme
nous venons de le noter, le droit de choisir ses représentants constitue un
élément important de la démocratie parlementaire. Cependant, nombre d'électeurs
pensent que leur vote n'améliorera en rien leur quotidien et s'interrogent sur
l'utilité réelle des élections. S'estimant victimes d'un jeu de dupes, certains
s'abstiennent de voter alors que d'autres accomplissent sans aucune conviction
leur devoir de citoyen. Selon le mot célèbre de Jacques Duclos, ces électeurs
désenchantés ont conscience de choisir entre " bonnet blanc et blanc
bonnet". Selon moi, ce désarroi et cette désaffection sont les
conséquences de plusieurs facteurs. Arrêtons-nous brièvement sur trois de
ceux-ci.
Élections et
"hollywoodisation"
Le
système politique ne constitue qu'une partie de la structure étatique d'un pays
occidental. Composé d'élus du peuple, ce système cohabite avec un appareil
bureaucratique dans lequel travaillent des dizaines de milliers de
fonctionnaires. Cependant, les médias ne manifestent de l'intérêt que pour les
élus, dont le nombre est pourtant bien inférieur à celui des fonctionnaires
d'Etat. Lors des campagnes électorales, l'attention portée par les médias aux
politiciens de haut vol est décuplée et atteint son paroxysme. Durant ces
périodes, les principaux moyens de communication créent de véritables cultes
des hommes politiques les plus en vue, comme si le destin du pays dépendait du discours
prononcé par Monsieur X ou bien de la prestation télévisée effectuée par
Monsieur Y. La une des journaux se remplit de faits mineurs de cette nature et
les médias organisent toutes sortes de mises en scène tapageuses. Cette
"hollywoodisation" de la vie publique a le double mérite de distraire
les citoyens et de masquer l'absence totale ou quasi totale d'idées et de
programmes. Voter consiste alors à légitimer l'octroi de fonctions publiques à
tel ou tel personnage que les médias et les agences de publicité ont mis en
valeur de façon à faciliter son élection. Le candidat devient un « produit
artificiel » fabriqué de toutes pièces pour le jour du scrutin.
Elections et
bipartisme
Depuis
la fin de la guerre froide, la tendance au bipartisme s'est renforcée en Europe
: à une droite libérale s'oppose une gauche socialisante. Il s'agit, selon les
pays, de copies plus ou moins conformes du modèle américain : démocrates et
républicains. Depuis l'effondrement du bloc de l'Est, l'idéologie occidentale
s'est lancée dans une opération de grande envergure. Journalistes, sociologues,
politiciens et experts de tout poil ont redoublé d'efforts pour convaincre les
électeurs d'élire des candidats se réclamant de partis "ayant vocation à
gouverner" (selon l'expression consacrée). Débarrassée de sa gangue
idéologique, cette expression bien connue signifie : partis ne représentant
aucun risque pour l'ordre social existant. Même si elles proposent des
programmes légèrement différents, les formations politiques participant au
bipartisme ont en commun le fait de soutenir notre mode de vie. Convaincre
l'électeur d'adhérer au bipartisme revient à cantonner le pouvoir des urnes
dans des limites que les forces influentes de la société jugent acceptables. Il
s'agit bel et bien de restreindre ce pouvoir afin qu'il ne représente aucun
danger pour l'ordre social.
Elections et
classe politicienne
Beaucoup
de citoyens ont clairement conscience qu'existe une classe (une catégorie) de
professionnels de la politique. Dans son étude fondamentale consacrée à la
société occidentale (1), le philosophe russe Alexandre Zinoviev note que,
depuis la fin de la seconde guerre mondiale, cette classe a non seulement
augmenté d'un point de vue numérique mais qu'elle a accru son rôle dans la
société. Ces professionnels de la politique ne font pas carrière d'une manière
solitaire mais au sein de partis, de mouvements et d'organisations ; ils
jouissent d'un niveau de vie élevé : salaires enviables et avantages en nature,
relations avec le monde des affaires, honoraires d'appoint, etc. Même s'ils
ignorent les "dessous" de la vie politique, la majorité des citoyens
savent cependant qu'ils sont fort peu reluisants. Les scandales qui éclatent de
temps à autre permettent d'ailleurs au commun des mortels d'entrevoir les
coulisses du monde de la politique. S'ensuivent l'indignation, la désillusion
et l'amertume. Décrivant dans son opuscule "le Prince" le
comportement des puissants de son temps, Nicolas Machiavel notait que la ruse,
le cynisme, la trahison et le mensonge sont des traits psychologiques que les
hommes d'Etat doivent développer s'ils veulent garder le pouvoir. L'analyse du
Florentin reste et restera d'actualité. Les politiciens les plus en vue
appartiennent à "l'élite" de la société, c'est-à-dire aux couches
supérieures du monde occidental. Obsédés par leur carrière, ces professionnels
de la politique ne se soucient de leurs électeurs que dans la mesure où ils ont
besoin d'eux le jour du scrutin. Sans en être pleinement conscient, le citoyen
contribue à perpétuer, par le simple fait de voter, l'existence de cette classe
politicienne intimement liée au monde idéologico-médiatique et à celui des
affaires.
La
conclusion
Sur
la base des quelques considérations qui précèdent, il serait faux de conclure
que le pouvoir des urnes est aujourd'hui réduit à l'état de pure fiction. En
choisissant de voter, par exemple, pour tel candidat plutôt que pour tel autre,
nombre d'électeurs expriment une réelle préférence. Cependant, il est clair que
la fonction essentielle du vote revient à accorder une légitimité à des
individus désireux d'acquérir une parcelle de pouvoir. Quant au libre arbitre
de l'électeur, il subit de fortes manipulations destinées à l'orienter dans une
direction bien précise. Avant de mettre un terme à ce bref article, je voudrais
ajouter ceci : l'idéologie occidentale a indéniablement obtenu des succès en
matière de conditionnement des esprits (c'est "le lavage de cerveaux en
liberté", selon l'expression de Noam
Chomsky) (2). Cependant, l'idéologie ne peut pas tout. La situation
actuelle des pays occidentaux montre que la confiance en la force des urnes
ainsi que l'attrait pour le bipartisme sont à la baisse, alors que grandit le
mécontentement social. Dans les années à venir, pourraient accéder au pouvoir
des partis étrangers au bipartisme, qui auront réussi à focaliser les états
d'âme oppositionnels des électeurs. Il n'est pas exclu non plus que le
mécontentement populaire s'accumule et finisse par éclater avec violence. Ce
jour-là, la voix du peuple ne s'exprimera pas par le biais des urnes mais par
la révolte. C'est alors que le monde occidental connaîtra lui aussi son jour de
la colère. (3)
Fabrice Fassio, avril 2013
Fabrice Fassio, avril 2013
Source : La Toupie
Notes
RépondreSupprimer1) je pense en particulier à "l'Occidentisme", Plon, 1995. Le lecteur peut télécharger ce livre sur le site du philosophe russe : http://www.zinoviev.fr/#!biblio/vstc3=l'occidentisme . Beaucoup d'ouvrages d'Alexandre Zinoviev consacrés à la société occidentale ne sont malheureusement pas disponibles en français.
2) entretien avec Noam Chomsky
3) l'image accompagnant ce texte est une reproduction de "La colère" de Hans-Siebert von Heister.